BUCAREST  SED  REST

13 avril 1984:

Bucuresti Aéroportul. "Temps couvert et vent. Température extérieure seize degrés" dit le commandant de bord. Passage de la douane plus simple que je le pensais mais devant moi un gamin lève les bras au passage du détecteur de métal passé sur le corps (je pense "comme sur la photo du ghetto de Varsovie"). Un roumain qui rentre chez lui ouvre une boîte de cigares et en abandonne deux au douanier avant de passer. Les gens s'écrasent sur la vitre de l'autre côté. J'aperçois D., le photographe roumain invité en France au début de l'année, qui est venu me chercher. Les formalités se terminent enfin. Descente à l'hôtel, installation rapide puis petit tour en ville avec un pâle rayon de soleil: D. marchait déjà beaucoup dans Paris et son "petit tour" fait bien 10 kilomètres, à pied, dans tous les sens, du quartier des ambassades aux quartiers populaires, des grands boulevards aux petites rues, dans la foule de la sortie du boulot comme dans le calme des nombreux parcs de la ville. Beaucoup de monde dans le centre, des queues pour le ravitaillement, des bus bondés… Mais je ne déclenche pas, je renifle l'air… Je ne me sens pas trop dépaysé, même culture, même civilisation, presque la même langue d'origine latine; seule une impression de misère qui plane sur la ville. Le soir je suis invité à un vernissage: une exposition de paysages polonais grand format noir et blanc, style photo club habituel avec discours en roumain, traduction en polonais et vice-versa, puis remise de médailles et applaudissements (air connu!). Je suis crevé par l'avion et la marche.

14 avril:

Omelette au lard avec thé au petit déjeuner: c'est dur en se levant mais ça cale et permet de sauter le repas de midi. Je me promène toute la matinée sans but précis pour découvrir la ville. Toujours beaucoup de monde sur les grands boulevards. Je fais quelques photos sans viser dans la foule, mais je n'ai rien de spécial, la photo qui prend au ventre au moment de la visée. Je rencontre Gigi, il est content de parler français, il est soudeur, ressemble à Anthony Perkins et c'est son anniversaire, il m'invite à boire une bière… Je retourne à l'hôtel avec un super mal au crâne dû à la bière qui vient des "coteaux de la chimie" m'a prévenu D.! Après une halte je repars direction la gare, un quartier animé et en pleins travaux. Toujours des photos à la sauvette au cœur de la foule. Je pense à Robert Frank qui aurait de quoi s'occuper ici avec les bus pleins à craquer et les voitures recouvertes. La poussière s'élève de partout et je marche tout l'après midi; mais je suis repéré de loin, je dois être le seul étranger en cette période de l'année à Bucarest. Un appareil photo, ce n'est pas trop courant par ici et je ne passe pas inaperçu. C'est dur pour la photographie de reportage.


15 avril:

Hier soir petite série sur les immeubles du boulevard au clair de lune. Juste pour le souvenir. Aujourd'hui dimanche, grande ballade dans les parcs du nord de Bucarest et bonne marche à pied en perspective jusqu'au Palais de la Scintea, chef d'œuvre d'architecture stalinienne. Devant la statue de Lénine un anglais me demande de le prendre en photo avec un instamatic. J'appuie par inadvertance  sur le déclencheur. En revenant à l'hôtel, surprise, une télévision est installée dans ma chambre. L'image en noir et blanc est un peu déformée, j'aimerais suivre les actualités mais j'ai droit à un groupe pop style année soixante dix, baba cool, folklore irlandais et hindouisme, violon, flûte, tabla… Je m'endors à moitié. La télévision me fait penser à Big Brother, - je viens juste de relire "1984"! - j'espère que ce n'est pas un télécran! Je ressors et tourne dans le quartier: de belles maisons du début du siècle mais toutes plus ou moins décrépies, c'est dommage; mais quel plaisir de marcher dans les rues sans être gêné par les voitures: il n'y en a presque pas en stationnement, il n'y en a pas en marche, c'est le calme et les enfants en profitent pour jouer tranquilles sur la chaussée.

16 avril:

Je me lève avec mal aux pieds! J'ai eu trop de kilomètres dans les jambes depuis deux jours. Je fais un tour quand même dans le quartier est: des immeubles neufs le long du boulevard mais derrière c'est la zone. Après avoir traîné deux heures je suis fourbu! Mes promenades raccourcissent. L'après midi je retourne au centre ville dans la foule; je déclenche surtout pour ce qui me semble intéressant et pittoresque devant moi. C'est mal cadré, pas visé, peut-être pas net… On me demande le change constamment, on me propose jusqu'à huit cents lei pour cent francs (le cours officiel est de deux cents pour cent). Mais je me méfie car les changeurs ont une technique particulière et les étrangers se retrouvent avec des morceaux de journaux habilement pliés dans un billet de cent lei! Ca fait partie de l'exploitation du touriste par l'indigène. La lumière est forte, j'en ai mal aux yeux et ce n'est pas possible de photographier en regardant le sol. Je ne sais pas trop ce que je cherche pour l'instant: une ambiance, une certaine tristesse, lassitude? Pourtant les gens s'interpellent à grand renfort de gestes et d'éclats de voix, le type latin et méditerranéen sans doute! Mais les uniformes sont présents à chaque carrefour… Une chose étonnante dont je me suis aperçu à force de marcher: il n'existe aucun plan de la ville, aucun plan des nombreux moyens de transport en commun. Cela doit être considéré comme stratégique donc top secret!

17 avril:

J'ai rendez-vous avec A., un photographe rencontré lors du vernissage, qui me ballade dans un quartier en démolition; l'aile d'un l'hôpital carrément coupé en deux, une église déplacée sur roulettes, des maisons éventrées à coups de bulldozers, ça me rappelle le quatorzième arrondissement de Paris. Je suis donc en pays de connaissance, d'autant plus que A. possède un M3 et un M4-2. Les Leicas déclenchent pendant toute la promenade en rafales discrètes mais efficaces. On s'arrête par moments et on cache les appareils sous les blousons; il est un peu parano: il me raconte qu'il a passé un après midi à la milice parce qu'il photographiait devant une ambassade. Mais il discute avec les gens pour les rassurer car ils sont très méfiants. Il y a dix ans il a accompagné Henri Cartier Bresson et Martine Franck en reportage en Roumanie pendant tout un après midi dans les boutiques et les usines de Bucarest. HCB a fait une dizaine de bobines et A. a pris son portrait discrètement pour le souvenir. Nous pénétrons dans un magasin de photo: pas grand chose, Zénith, Zorki, Praktica; le papier roumain ne fait pas le noir et le blanc mais du gris; quant à la couleur, il vaut mieux ne pas en parler, dit mon accompagnateur; on cause du papier baryté, du plastique, de Dieuzaide. A. est très informé et au courant de tout. Je rapporte de cet après midi quelques portraits, des vieux, des gosses, des ouvriers sur les chantiers. Je passe la soirée chez A.. Il m'offre le pastis version roumaine, c'est à dire à l'eau de Selz!!! Il me montre ses tirages, des scènes de rue sous la neige, des portraits sur le vif, des paysans à la montagne, un mariage... Des images pleines de vie et de rythme, que j'aurais bien aimées faire. Je vois le portrait inédit de HCB en "tenue de combat", une veste de pêcheur canadienne pleine de poches, un Leica sans objectif et une petite mallette en cuir remplie d'un 35, un 50 et un 90 mm. On discute un peu de tout; j'ai un point commun avec lui: il n'aime pas les jurys et un jour a écrit un article ravageur qui a été censuré, style toujours les mêmes photos, pourquoi le jury a entre soixante et quatre-vingts ans, comment peut-il représenter les jeunes photographes, pourquoi la technique prime, etc... Et l'année suivante il s'est retrouvé "par hasard" membre du jury! … Je passe une agréable soirée bien que je ressente une certaine tristesse dans ses propos désabusés sur la vie en Roumanie, sur l'économie qui marche mal, les difficultés de tous ordres. Les Roumains pratiquent la "rigueur" de Rocard tous les jours. Il m'est intéressant et instructif de connaître les conditions d'existence de l'autre côté du rideau de fer!

18 avril:

Aujourd'hui il pleut à verse. Je sors quand même et je suis tout de suite complètement mouillé. Je me dirige vers le marché couvert où je fais quelques images. Je suis moins repéré que d'habitude car l'appareil est caché sous le blouson. Puis toujours sous la pluie je me retrouve dans les travaux du métro. Après la poussière, la boue! Une armée de travailleurs repave une rue, engoncés dans les mêmes manteaux matelassés sombres, mais quelle méfiance dans leurs regards. Deux ouvriers dans un trou plein d'eau sont en train de réparer je ne sais quoi pendant que les roues du tramway passent à dix centimètres de leurs têtes. J'ai froid, je suis trempé, je me dirige vers l'hôtel en terminant la bobine. J'allume la télévision et tombe sur un match de foot Roumanie - Yougoslavie. Pour les commentaires ce n'est pas difficile je connais déjà l'air, il manque les paroles mais ce n'est pas grave: il suffit de lever la tête quand la voix s'intensifie et après on regarde le ralenti. L'image toujours déformée ondule au rythme du deux cent vingt volts. Je découvre une chose bizarre: un son très faible pour l'ambiance du stade mais des commentaires omniprésents… et même programme sur les deux chaînes… La Roumanie bat la Yougoslavie par 1 à 0. Dure journée pour le reportage! Il n'a pas arrêté de pleuvoir… Je ressors prendre l'air ou plutôt l'eau. "Métropole de verdure et de soleil" sur les prospectus touristiques! Je pense à mon emploi du temps de demain: je retournerai bien photographier les ouvriers. On les croirait sortis d'un film d'Eisenstein avec leurs allures, leurs habits, leurs visages aussi durs et déterminés, tout à fait le style réalisme soviétique. C'est alors que la télévision passe en clôture de programme un hymne au socialisme avec champs de blé, tracteurs et moissonneuses-batteuses en cortège, blocs d'immeuble bien alignés, usines fumantes, ouvriers et mineurs, tout cela sur un air d'opéra du plus bel effet.

19 avril:

Aujourd'hui temps gris mais il ne pleut plus. Je discute cinq minutes avec D. entre deux bus. Comme il le dit si bien: "il y a beaucoup de bus, mais jamais celui qu'il faut!" En effet le trafic des bus, trolleys et tramways est important mais il est réduit des deux tiers en dehors des heures de pointes. Il faut bien que les travailleurs puissent aller travailler! Mais l'énergie et le temps sont plus dépensés pour faire les queues et attendre les transports en commun que pour travailler. Ce n'est donc pas étonnant de voir la production baisser. Je fais un tour du côté de l'Opéra, un quartier sympathique, toujours dans le même style mille neuf cent en plus ou moins bon état. Je fais quelques images et je me retrouve par hasard dans le coin en démolition. Mais cette fois à la place de la poussière, de la boue, c'est pire. A trois heures je retrouve A. qui me fait visiter un autre quartier vers l'est, des maisons basses, presque des chaumières. A part les gosses toujours prêts à poser, les gens sont méfiants! Une petite vieille nous poursuit apeurée sur cinq cents mètres pour demander si nous sommes de la police et si elle va avoir des ennuis avec la photo. Plus loin un déménagement: les affaires éparpillées sur le trottoir avec un grand tableau d'un couple. Un sujet intéressant autour duquel on tourne. Mais nous passons plus de temps à discuter qu'à déclencher, aussi avide l'un que l'autre de connaître et de s'informer. A. me parle de ses problèmes d'approvisionnement de toutes sortes: films, papiers, produits chimiques sont des denrées rares et quand ils existent, ils sont de mauvaise qualité. La vie d'un photographe n'est vraiment pas facile par ici. J'ai pas mal de kilomètres dans les jambes aujourd'hui et je rentre à l'hôtel. Je jette un œil distrait sur la télévision qui s'arrête tous les soirs à dix heures pour économiser l'énergie et la soirée se terminent par un chant choral à la gloire de Ceausescu. C'est beau le culte de la personnalité!

20 avril:

Le soleil inonde la ville et la poussière refait son apparition. Je fais un grand tour dans l'est jusqu'aux quartiers neufs. Ce n'est très photographiable; je me promène autour d'un stade, puis je reviens par des petites rues calmes mais pas très propices aux déclenchements. Quelques paysages urbains quand même. Je me traîne, je crois avoir déjà fait le tour de Bucarest. Je ne découvre plus rien de nouveau et j'attends Pâques avec impatience pour photographier les fêtes orthodoxes. Je sens le poids de la solitude au bout d'une semaine en Roumanie, heureusement que j'ai eu quelques contacts avec des photographes roumains. Je ressors dans la nuit. L'ambiance des rues sombres de Bucarest a quelque chose de particulier avec ces silhouettes fantomatiques qui se pressent dans le noir, éclairées seulement par les phares des voitures de passage et les faibles lueurs des réverbères trop espacés, économies d'énergie oblige, une ambiance de couvre-feu peut-être…

21 avril:

Ce matin un soleil magnifique mais pas pour longtemps. A midi une pluie d'orage puis un temps brouillé. Je vais jusqu'au parc de la Liberté sous la pluie. Je tourne un peu en rond, je ne sais plus quoi faire, il ne se passe rien. Je voulais visiter le musée de l'histoire du PC roumain pour m'instruire, il est fermé. J'en suis quitte pour un nouveau tour à pied et c'est bien la première fois que j'attends avec impatience l'heure de la messe!… Vers 23 heures j'arrive devant l'église de l'Opéra. Beaucoup de monde autour et ça se presse à l'intérieur en un va-et-vient continu: les gens achètent des bougies. Pas de sièges dans l'église, tout le monde est debout et discute bruyamment. Un type me dit: "Leica, famous apparat!" Vient le moment tant attendu: chacun allume sa petite bougie bénie par le pope et se dirige vers la sortie. Je suis coincé contre une colonne et je déclenche sur tout ce qui passe à ma portée, dans une obscurité presque totale, bousculé et heurté de toutes parts. Il y aura du flou et du bougé. Une dame met la main devant l'objectif, elle n'a pas l'air d'apprécier et me le fait savoir en roumain. Mais tout le monde n'est pas comme cela, au contraire les autres sourient… J'arrive enfin à sortir de l'église; dehors le spectacle est magnifique: dans le jardin, sur la rue des centaines de petites flammes jaunes qui scintillent agitées par le vent. Le pope chante et les chœurs sont repris par la foule. Puis tout le monde se disperse en essayant de maintenir sa petite bougie allumée jusqu'à sa maison. Ca me rappelle la séquence interminable de "Nostalghia" de Tarkovski. Dans les rues pour une fois animées à une heure du matin les gens se croisent avec leur bougie comme signe de reconnaissance. La religion comme en Pologne mais à un degré moindre semble être aussi une espèce de soupape de sûreté, un refuge contre le communisme: dans l'église la foule semblait joyeuse et animée et n'offrait pas ces visages tristes et renfermés qu'elle arbore dans la rue.

22 avril:

Rien de spécial aujourd'hui. Je flemmarde au lit. Je vais au musée national d'art: beaucoup d'icônes, de tapisseries, de céramiques, de peintures sur verre (la spécialité) et de toiles avec une grande influence française. Tous les peintres roumains ont fait un séjour à Paris et en ont ramené quelques vues. Je tombe sur la vache de Dolémieux mais peinte au XIX° siècle! Journée consacrée à l'animal car je photographie dans l'après-midi un chien, un coq, des poules. On ne se croirait pas dans une capitale, on entend des cocoricos à longueur de journée! Je fais une vue de ma fenêtre, mais je ne suis pas à "Butte, Montana".

23 avril:

Pas beaucoup de photos aujourd'hui, je repasse dans des endroits déjà visités. Je refais des photos dans le marché, toujours les mêmes - je n'aime pas les marchés, ce n'est pas suffisamment spectaculaire - Je retrouve le quartier visité le premier soir, quartier pauvre mais pittoresque, photographiquement difficile avec de nombreux tziganes, les gosses dans les rues, les tramways dans tous les sens. J'entends parler du match Dynamo Bucarest contre Liverpool. J'ai envie d'y aller, je n'ai jamais vu de match en réel dans un stade. Je ne sais plus quoi faire, il faudrait que je sorte de la ville et je projette un voyage dans le pays… Mon séjour officiel en temps qu'invité se termine. Je découvre la réalité du tourisme et c'est la grosse surprise: il faut que je paie maintenant en dollars! L'impérialisme américain frappe aussi derrière le rideau de fer! Et le dollar est à dix francs! Jusqu'à présent la chambre d'hôtel était payée en lei par l'organisme roumain, pour moi elle passe à quarante sept dollars la nuit! Il y a deux tarifs à la réception, un tarif pour les Roumains en lei et un tarif pour les étrangers en dollars. Je n'ai plus assez d'argent pour finir mon séjour, la "rigueur française" m'ayant empêché d'en prendre suffisamment. Je me souviens d'un voyage en Tchécoslovaquie quelques années auparavant où l'on payait logiquement avec la monnaie locale; ici la logique roumaine n'est pas la même et on exploite allègrement le touriste pour faire rentrer les devises.

24 avril:

Le temps se répète bêtement. Soleil le matin, nuages à partir de midi puis une petite averse avant le soleil couchant, et, avec le vent en prime, il ne fait pas chaud. Je retourne au nord vers le parc et les grands lacs mais le coin est désert. Je me fais un autoportrait avec la statue de Lénine. A l'agence de tourisme, je me déniche un voyage de cinq jours tout compris avec guide et chauffeur pour cent cinquante dollars, le prix de trois nuits d'hôtel!

 

25 avril:

Début du voyage à travers la Transylvanie. Une Dacia 1300 noire attend au petit matin devant l'hôtel: cela fait voyage officiel avec le chauffeur en veste de cuir noir et la guide emmitouflée dans un grand manteau. Puis départ sous un ciel gris et voyage sous la pluie… Dans une église un vieux monsieur me dit dans un français hésitant "ici nous sommes très malheureux", ça jette un froid… d'autant que la guide essaie de m'entraîner un peu plus loin. Je fais quelques photos de la voiture en marche. On croise des troupeaux de moutons en transhumance. Tout est gris, il pleut à verse. Et le chauffeur veut arriver de bonne heure à l'étape pour regarder le match à la télévision. Il est très décontracté et parle anglais avec quelques mots de français, on arrive à se comprendre. Nous traversons des paysages qui seraient magnifiques sous le soleil et après la montagne nous entrons en Transylvanie: pas de gousses d'ail aux portes des maisons, mais le château de Dracula n'est pas loin. La guide qui s'exprime couramment en français n'aime pas cette région "qui n'est pas typique de la Roumanie car il y a des colonies hongroises et allemandes". Je m'offre un petit portrait de Ceausescu qui décore l'entrée d'un musée. Nous arrivons à Sibiu, petite ville aux maisons peintes de toutes les couleurs. Les affiches sont en deux langues, roumain et allemand; même l'architecture est différente. Mais j'aimerais plutôt voir un petit village et photographier ses habitants. J'en ai marre de la ville! Je visite un peu Sibiu, puis je regarde la deuxième mi-temps du match Dynamo-Liverpool. Liverpool gagne deux à un et le chauffeur est triste… Au restaurant j'ai retrouvé l'ambiance d'un film vu au ciné-club juste avant de partir, "Sonny Solo": une grande salle collective qui sert à la fois de restaurant et de salle de bal et son estrade pour orchestre fantôme sans musiciens avec les instruments de musique sous les housses. L'heure n'était pas encore à la fête.

 

26 avril:

Aujourd'hui beau temps et du travail en perspective avec visite de musées et de deux villages. Et pour commencer Sibiel avec une petite sœur pas catholique mais orthodoxe qui nous promène dans un musée d'icônes sur verre; puis Rasinari village un peu plus important. Beaucoup de vieilles paysannes en habits mais la tête recouverte d'un fichu. Journée forte pour la photographie, je réussis à avoir quelques portraits.

Dans la salle de restaurant de Sibiu, un mariage civil allemand! Les différentes communautés ayant gardées précieusement leurs cultures et coutumes (pour la musique on pourrait se croire à une fête de la bière!). Je photographie les mariés et nous échangeons quelques mots: lui est allemand d'Allemagne fédérale et elle allemande de Roumanie et ils vont s'installer bien évidemment à l'Ouest. Ils me laissent leur adresse pour les photos. La guide me dit que les Allemands de Roumanie ont été déportés 5 à 6 ans après la guerre dans des camps de travail en URSS. Alors ils partent quand ils le peuvent et un mariage c'est une bonne occasion.

Je visite un musée à Sibiu pendant au moins deux heures. Un flot de touristes russes ne peut en dire autant car ils font la visite au pas de l'oie. Pour abréger encore plus leur visite, la gardienne ferme les salles avant le passage des russes qui n'ont pas l'air d'être appréciés beaucoup: "ils viennent en Roumanie pour se saouler à la vodka" dit la guide. Un petit tour dans la ville très pittoresque, fortifiée avec des restes de remparts, toutes en montées, descentes, escaliers. Le soir, "Tovarasul Nicolae Ceausescu", cité toutes les trente secondes, fait la une du journal télévisé en visitant une usine pendant 25 minutes. Le reste de l'actualité est expédié en 5 minutes!

 

27 avril:

Grosse surprise ce matin, il neige! C'est inhabituel en cette saison d'après les gens du pays. Nous partons en pleine tempête, les arbres déjà en fleurs sont couverts de neige, toute la campagne est blanche. Puis plaisir de l'œil seulement nous passons subitement du blanc au noir en traversant Copsa Mica, une ville-usine qui fabrique du noir de fumée et autres substances chimiques. Là tout est noir, la rue, les maisons, les habitants, et certainement les poumons des habitants. L'écologie ne semble pas un problème prioritaire en économie socialiste. Je m'y serais bien arrêté, j'insiste un peu trop lourdement auprès du chauffeur qui me regarde d'un air soupçonneux, mais ce n'est pas dans le programme, dit la guide. Les touristes ne doivent voir que les musées, les châteaux, les monastères… et le chauffeur, malgré son air avenant pourrait bien être de la Securitate, pour encadrer et diriger le voyage. Je deviens parano. Mais je crois que je viens de rater les meilleures photos de mon séjour… Sur la route pour passer le temps et changer de sujet, la guide m'apprend l'histoire véritable de Dracula: prince régnant sur la Transylvanie, homme à poigne, il avait la fâcheuse habitude d'empaler ses ennemis; ses opposants politiques écrivirent pamphlets et caricatures qui se retrouvèrent on ne sait comment entre les mains d'un écrivain américain plein d'imagination; il en fit un roman inventé de toutes pièces et qui n'a que de lointains rapports avec Dracula. Ceci pour arriver à Sighisoara sous la neige qui redouble de violence. Je mange dans un restaurant installé dans une maison ayant appartenu à Dracula, il ne reste que son buste dans l'entrée, salué par le chauffeur. Je demande à la guide où il est enterré: personne ne le sait vraiment, alors malgré les explications matérialistes de la guide, toute supposition "vampiresque" est bonne à prendre! Beaucoup de route aujourd'hui mais pas beaucoup de photos. Arrivée à Tirgu Mures et petit tour de ville dans la soirée. Le centre est complètement neuf; les magasins ont le look "années 50" comme d'ailleurs un peu partout. C'est peut-être simplement le manque de publicité, d'attraits des paquets d'emballage, de couleurs, mais là aussi le manque de produits et toujours des queues… Cela ne m'étonne plus que D. ait passé son temps à photographier dans les magasins de Paris!

28 avril:

Je fais des photos par la vitre, des images dans le mouvement avec le premier plan flou et le fond net. Le long de la route, des champs de houblon à perte de vue. J'apprends que le houblon est exporté en Belgique et j'en conclue que toutes ces bonnes Gueuze et autres Kriek sont fabriquées avec du houblon roumain… Dans toutes les villes traversées, des queues de plusieurs centaines de mètres devant les stations-service, qui font le tour du pâté de maisons. Les conducteurs laissent leur auto et reviennent de temps en temps pour l'avancer à la main: le plein se fait en moyenne en deux jours. Dur pour un pays producteur de pétrole, mais tout part à l'étranger pour faire rentrer les devises. Mais nous, nous n'avons pas de problème de ravitaillement car tout le monde s'écarte devant les pompes pour laisser passer la Dacia noire officielle! Un fait bizarre: les voitures n'ont pas d'essuie-glaces, et le chauffeur les met le matin et les enlève le soir! Après explications, les essuie-glaces sont des denrées rares en Roumanie et donc facilement volés! Nous arrivons à Brasov, patrie de Brassaï. Je tombe sur un mariage orthodoxe dans une petite église puis au restaurant deux autres mariages. C'est une épidémie locale! L'après midi promenade sous le soleil: quelques photos de foule et des paysages urbains avec la neige qui fond. Pour la suite j'ai droit à une soirée folklorique. Je rencontre des troisième âges français. Le chauffeur me demande pourquoi les français en vacances sont toujours vieux! La soirée est vraiment folklorique et j'en ai toute une bobine. Spectacle spécial touriste!

 

29 avril:

Il neige encore et ça dure toute la journée. Après un passage à Bran dans un des châteaux de Dracula - celui qu'on imagine perché sur un rocher avec les hurlements des loups - (en sortant petite vérification je me suis vu dans un miroir donc pas de problème), on arrive dans une station de sport d'hiver Poiena Brasov en pleine tempête de neige. Je fais un tour en tennis dans trente centimètres de neige pour quelques images supplémentaires avant de me réchauffer au coin du feu dans un restaurant qui fait dans le style moyenâgeux. Encore un monastère à Sinaia puis retour sur Bucarest, la promenade est finie. Après la neige, c'est la pluie qui nous attend. Nous échangeons nos adresses, je leur ai promis des photos. Je trouve un autre hôtel moins cher pour les derniers jours mais toujours payable en dollars. Je n'ai presque plus de francs et de dollars, seulement un tas de lei que je ne peux dépenser! La guide m'a bien soigné pendant ces cinq jours et j'ai eu droit à un échantillon presque complet des spécialités roumaines. A chaque arrêt repas, elle disparaissait dans la cuisine et donnait ses ordres prestement. Apparemment il n'y avait pas de discussion possible. C'est dommage d'avoir eu si mauvais temps. Quant à la moisson photographique elle me semble un peu légère, je sens que je vais regretter Copsa Mica.

 

30 avril:

Soleil sur Bucarest ce matin, premier jour de beau temps depuis plus d'une semaine. Je retourne dans la zone en démolition, les travaux avancent à la manière d'un bulldozer: du passé faisons table rase… On voit des gens fouiller dans les décombres à la recherche de vieux papiers, livres ou journaux. Ils sont tous avides de nouvelles, de renseignements, surtout autres que l'information officielle, même la guide qui entasse les revues données par les touristes l'été pour les lire pendant l'hiver. J'ai rendez-vous avec D. à l'hôtel et nous partons faire une ballade dans le quartier résidentiel; arrivés sur une petite place, des miliciens nous arrêtent et nous détournent sur une autre rue: nous sommes près de la résidence du "Chef". Ceausescu n'est jamais nommé directement par les Roumains, ils disent tous "le Chef" ou "Il". Ici les rues sont calmes, sans circulation, car il ne faut pas "le" déranger! J'insiste depuis mon arrivée auprès de D. pour savoir où va se passer le défilé du premier mai, mais il est évasif et répond toujours à côté… Je comptais sur une manifestation officielle, un grand spectacle pour le premier mai, il finit par me dire que "le Chef" part en vacances demain, donc pas de défilé. D. me propose une promenade à l'autre bout de la ville On prend les transports en commun toujours aussi bondés. Je n'arrive même pas à photographier à l'intérieur. Arrivée à destination, surprise totale: la manifestation officielle du premier mai a lieu en ce moment même! Je n'arrive pas à savoir si D. l'a fait exprès ou pas. Des posters de "Mr" et de "Mme", des drapeaux roumains, des drapeaux rouges, des slogans et des banderoles, la fanfare de l'armée, des gymnastes, des tableaux vivants, des enfants en uniforme ou en costumes folkloriques… Tout le nécessaire que j'imaginais depuis le début de mon voyage! D. qui y a participé l'année dernière m'explique le processus: chaque usine, chaque entreprise, chaque école envoie son contingent obligatoire d'employés, d'ouvriers, d'étudiants qui doivent attendre des heures durant avant le passage du cortège officiel le long de la route pour répéter les slogans, les mouvements, les danses et les applaudissements nourris. Les gens sont encadrés par un service d'ordre pour qu'ils ne puissent se sauver!  Tout est on ne peut plus spontané! J'oblige ainsi D. à assister à une manifestation officielle. C'est dur pour lui et il n'a pas l'air de s'en réjouir beaucoup, mais j'essaie de faire quelques images. On traverse les rangs des "spectateurs", on entend des cris: "c'est la répétition" me dit D.. Puis surprise une débandade totale, aussi rapide qu'imprévisible; les gens s'enfuient dans tous les sens, les spectateurs comme les soldats et même le service d'ordre. D'après D. la manifestation est annulée et "Big Brother" ne viendra pas. Tout le monde a l'air heureux et soulagé de rentrer à la maison. Mais je n'ai pas pu faire les photos escomptées… Nous restons dans le quartier à visiter le cimetière; des petites lumières à la nuit tombante sur les sépultures font un spectacle féerique. Puis retour difficile dans la nuit car les transports en commun sont encore plus réduits le soir. Ce qui devrait être correct dans un pays où il y a peu de voitures individuelles, me semble complètement négligé ici: il faut connaître le numéro du bus pour connaître sa destination et son trajet car il n'existe pas de plans affichés dans les rues. Bref, plus d'une heure pour revenir au centre ville, chemin qu'on aurait pu faire tranquillement à pied. Tout au long de la journée, et bien qu'il fasse partie de la nomenklatura, D. n'a pas arrêté de critiquer le régime, la vie roumaine en général plus par des plaisanteries que par pessimisme total. Tout n'est affaire que de relations, copinages et débrouilles! Il utilise des phrases qui pourraient être flatteuses dans leur forme mais il les détourne de leur sens initial par une critique acerbe; la débrouille, style de vie en Roumanie.

 

1°mai:

J'apprends par D. que la manifestation n'a pas été annulée mais que "le Chef", pressé, est passé sans s'arrêter alors qu'il aurait du saluer la foule venue l'acclamer et regarder les tableaux vivants et les gymnastes des écoles. Dernier jour à Bucarest. C'est férié, beaucoup de monde dans les rues. Je rencontre A. par hasard devant un cinéma alors que je cherchais une cabine téléphonique pour l'appeler! On se revoit dans l'après midi. En attendant je fais un dernier tour dans le quartier visité le jour de mon arrivée: une ambiance de pauvreté, des gosses qui jouent dans la rue, un calme presque parfait, tout est tranquille et serein malgré l'état de certaines maisons à la limite de l'abandon. Je fais des images de rues avec des silhouettes au loin. C'est bientôt l'heure d'aller chez A.. Nous regardons une série de tirages qu'il a faits pour une exposition, des photos en 40x50 mais bien tirées compte tenu des conditions. Il y en a une qui me plait beaucoup, un mariage à la nuit tombante avec un joli flou en premier plan. Nous discutons de Leitz, de photos, de pellicules et je lui laisse quelques Tri X en cadeau; en échange il me donne des films russes et hongrois "pour essayer". Je retrouve D. à l'hôtel et nous passons la dernière soirée dans un super restaurant, un vieil hôtel du XIX° transformé, au décor plus intéressant que ce qu'il y avait dans l'assiette. Je fais le bilan, je pense aux images que je ne rapporterais pas, aux photos ratées, aux situations qui auraient pu être des photos mais qui restent simplement des images latentes ou virtuelles dans la tête. Mais c'est trop tard, c'est l'heure du retour.

 

2 mai:

Le 2 mai est aussi férié. Tous les magasins sont fermés, impossible de dépenser les lei qui me restent. Un petit tour vite fait dans le centre ville et le taxi pour l'aéroport. Tchao-sescu!

 

                                                                                                                                                             Didier De Nayer

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