RIEN QU'UN GESTE
"Vous avez bougé, la photo est ratée!" dit le Petit Robert.
Ratée la photo bougée? La technique poussée dans ses derniers
retranchements ne peut-elle être source de création? Une création
déroutante pour nos yeux habitués à la belle image bien nette et bien
léchée reproduisant fidèlement la nature. Introduire dans l'image la
confusion des sens et de la perception des choses, immobiliser malgré
le mouvement des formes indéfinies, utiliser et déformer l'instantané
pour fixer l'éphémère, parfois grâce au hasard qui fait bien les
choses... Puis ne pas reconnaître au premier abord le sujet, le
dématérialiser, le défigurer, abandonner la représentation des formes
pures, éliminer les références à la réalité, supprimer la profondeur de
champ pour un a-plat visuel, mettre l'espace et le temps sur une
surface à deux dimensions... Et surtout mettre en images ses
impressions, ses sentiments, sa vie même suivant l'humeur du moment,
"rendre réels des états mentaux intérieurs" disaient Picabia... Et,
par-là même, pousser le spectateur à s'interroger, à rentrer dans
l'image pour en comprendre le sens et au-delà de la simple recherche
esthétique, aller plus loin et pénétrer la vie privée de l'auteur, ou
reconstituer son propre univers pour ne trouver que ce qu'on y cherche
soi-même, ses rêves, ses désirs et ses émotions... Alors qu'on veut
absolument savoir ce qui se passe dans la photographie, celle-ci
s'échappe et est incapable de lui répondre: les lignes, les formes, les
traces de lumières lui fournissent une base pour imaginer le reste...
ou pour se perdre... photo bougée, photo ratée?...
"Il
suffit de pousser un peu plus, rien qu'un geste" (Léo
Ferré).
Didier De Nayer
LE TEMPS REVELE
Parler
des
images de Didier de Nayer n'est pas chose facile. Peut-on les saisir
ces images qui sans cesse nous défient et s'échappent? Faut-il les
apprivoiser, les faire siennes pour qu’enfin le voile se déchire? Le
temps s’impose. Le temps si cher aux photographes est là, présent,
oppressant parfois. C’est ce temps qui est justement l’un des
paramètres essentiels de cette série de Didier de Nayer, ce temps qui
peut ici nous déranger… Nous sommes en effet depuis longtemps habitués
au temps fugitif. Le 500ème de seconde nous est familier. Les clichés
ainsi obtenus nous rassurent, nous confortent dans l’idée du temps
suspendu, nous permettent d’apprécier ce qui aurait pu nous échapper si
nous avions été spectateur. Le détail, le regard ou l'émotion de telle
personne ne peuvent pas nous échapper; ils sont là, prisonniers du
temps et de notre œil. Il est aisé à ce moment-là d’en parler. Toute
approche dialectique ou sémiologique est permise. On peut, bien
entendu, ne pas être sensible à cette approche mais le fait est là,
indiscutable. Didier De Nayer, comme beaucoup de photographes, a aussi
tenté de saisir ces instants privilégiés. Comme eux, un jour, il est
aussi parti à la quête du temps… Ce jour-là, quelque chose, un instant
plus long que d’habitude, est rentré dans son image, il a insisté ...
il nous a troublés. Ses images nous dérangent car nous ne pouvons plus
les arrêter. Elles tournent, se détournent de nous, reviennent nous
interpeller, nous laissent entrevoir fugitivement, furtivement une
bribe de réalité et à nouveau nous échappent. Une joute amoureuse entre
notre œil et l’image commence … Si un voile cède, si une partie
de notre réalité se fait jour, ce n’est que pour découvrir à nouveau un
autre mystère, une nouvelle question. Cette aventure va durer. La
liaison va s’installer et s’auto-alimenter. Chacun des portraits ou
autoportraits de cette série fonctionne sur ce schéma. Le temps, la
clef de ce travail de prise de vue, revient donc de façon insidieuse et
nous impose de prendre notre temps... Ces images, qui ne se livrent pas
facilement, méritent donc d’être plus connues pour être appréciées.
Peut-être pourrions-nous parler d’images à vivre, en opposition aux
images chocs qui trop souvent ne résistant pas au temps. Pensons-nous
avoir pris notre temps et enfin ressenti ou vu le personnage que,
prenant quelque distance vis à vis de lui, nous avons la surprise de
constater qu’il nous a à nouveau échappé. En effet les images de Didier
De Nayer sont si subjectives, si abstraites parfois, que des distances
différentes de lecture nous conduisent dans de nombreux cas à des
interprétations radicalement opposées. L’image, dans de nouvelles
conditions, continue donc grâce à sa richesse suggestive à nous
interpeller. Nous touchons là, l’une des qualités essentielles à mes
yeux, d’une œuvre d’art. L'œuvre doit pouvoir communiquer, vivre avec
chacun d’entre nous, non pas pendant un court instant mais de façon
quasi permanente. Qui pense avoir tout découvert de telle sculpture ou
de telle œuvre peinte? Sa réceptivité même, obligatoirement variable,
ne permet pas d’atteindre, ou d’affirmer avoir atteint, à cette totale
découverte. Les photographies de Didier De Nayer permettent, à mon
sens, d’atteindre cette qualité que l’on ne retrouve hélas pas toujours
en photographie. Ecoutons David Hockney dans "vrai comme la vie" de
Laurence Weschler: "- vous voyez on ne peut pas regarder des photos
pendant plus de... allez disons trente secondes. La vie c'est
précisément ce qui leur manque ou plutôt le temps, le temps de vivre...
La photographie, c’est bien si cela ne vous ennuie pas d’observer le
monde du même point de vue. Mais voilà ce n’est pas comme cela que l’on
vit sur terre, du moins que l’on fait ressentir ce qu’est la vie sur
terre." Les photographies d'Hockney et celles de Didier De Nayer ne
sont pas de facture semblable et pourtant toutes les deux relèvent de
la recherche du tempsetde la vie. Le temps fragmenté et le temps qui
passe, qui file. Le temps qui reste pour notre
plaisir.
Raymond
Viallon
Série de 40 photographies argentiques 30x40 noir et blanc sur papier baryté, 4 tirages numériques en 60x80 montées sur aluminium, 30 tirages numériques 40x50
flous